« Aujourd’hui j’ai fait pleurer Lisbeth.
J’ai toujours détesté la voir pleurer. Les larmes coulant sur ses belles joues roses ; j’aurai bien voulu les faire disparaître à tout jamais. Mais ; il est de mon rôle de grand frère de faire pleurer ma petite sœur, et de plus, je ne pouvais pas la laisser lire ce journal.
Désolé Lisbeth.
Aujourd’hui, je suis parti jusqu’au lac qui borde la lande, pour assister aux funérailles du roi des sirènes. Lisbeth a voulu me suivre, et j’ai dû faire milles et un détour avant de la convaincre de rentrer à la maison. Les sirènes n’aiment pas les étrangers, elles les trouvent trop bruyants. Même moi, j’ai dû leur donner maintes offrandes pour qu’elles m’acceptent à leur côté. Des peluches, des élastiques et des affaires de petite fille …
Désolé Lisbeth.
Je me demande quand papa va rentrer à la maison. Il dit qu’il est au travail à Londres, et que pour l’instant l’on doit rester à la maison de campagne avec Maribelle. Mais moi je ne l’aime pas Maribelle. Elle a beau aimer papa, elle a beau aimer Lisbeth, elle a beau dire qu’elle m’aime, je ne veux pas d’elle pour maman, ce n’est pas elle ma maman, et ce ne sera jamais elle. Je sais que c’est méchant de dire ça alors qu’elle fait tout pour remplacer maman, elle cuisine même des gateaux, mais je ne veux pas d’elle. Elle me fait peur.
J’ai hâte que papa rentre.
Il m’avait proposé de venir à Londres mais je ne veux pas y aller, les sirènes et les gobelins ont besoin de moi ici. Je ne sais pas quoi faire.
Dis-moi quoi faire, journal.»
Page26
« Désolé Journal, cela fait bien longtemps que je ne t’ai pas donné ton repas de mots quotidien. Il faut dire que ces dernières semaines, il s’est passé tout plein de choses extraordinaires.
Je me suis fait attaquer par un troll. Il m’a agrippé, j’ai lutté, et je suis tombé dans un nid de ronces. J’ai mis longtemps à retrouver mon chemin, parce que je ne voyais plus très bien. Mon œil saignait. Ca faisait un peu mal, ça brûlait, mais je trouvais ça cool, moi.
Maribelle m’a grondé. Lorsqu’elle m’a vu déboucher dans le salon tout ensanglanté, elle s’est mise à hurler vers moi, et elle m’a secoué dans tous les sens. Lisbeth a accouru et je lui ai ordonné de s’en aller avant qu’elle se mette à pleurer.
On m’a envoyé à l’hôpital.
L’hôpital est un lieu morne et froid aux couloirs regorgeant de fantômes, et à l’odeur asceptisée qui donne mal au crâne. Je hais l’hôpital. C’est froid, c’est gelé, et c’est rempli de pâles figures qui attendent la mort.
J’y suis resté quelques jours, et je suis reparti, un bandage sur la tête et une cicatrice sur l’œil. Je ne verrai plus avec mes deux yeux désormais, cyclope je serais, pirate je deviendrai.
C’était bizarre au début, très bizarre, mais au final j’ai fini par m’y habituer, parce que voilà, c'est comme ça, on fini toujours par s'habituer, aussi douloureux cela soit-il.»
Page52
« Ce matin je me suis réveillé, et j’ai prié pour être mort. Mais rien n’y a fait, je suis resté en vie. Dieu est cruel.
J’ai contemplé l’extérieur par la fenêtre, pendant que le professeur parlait de choses qu’il pense nous être utiles un jour. Savoir compter les côtés d’un triangle est profitant pour l’avenir ? Et moi que tout le monde croit fou.
Dehors c’était les rues bondées, les poteaux d’aciers, la panique, la course contre le temps, les pots d’échappements, les poubelles, les cloches, l’odeur de friture, le temps humide ; dehors c’était un mélange de chose qui me soulevait le cœur et me donnait l’envie de vomir tout ce que j’avais dans les entrailles.
Dehors c’était Londres.
Je détestais cette ville. Je ne savais même pas pourquoi. Mais c’était comme ça, c’était viscéral. A Londres il n’y avait plus rien, plus de fées, plus d’elfes, plus de lueurs d’espoir. Il n’y avait plus que moi, seul.
Les garçons autour de moi m’avaient un jour proposé de jouer au foot. Mais qu’est ce que c’est le foot ? Un sport crétin d’idiots idiotement et suprêmement idiots. Je déteste le foot.
Les filles m’ont parlé aussi. Elles ont vu que j’étais faible et pâle. Elles ont voulu que devienne l’une des leurs. Quelle blague. J’ai frappé celle qui était le plus proche de moi, avec ses boucles blondes qui rebondissaient à chaque fois que son rire tonitruant éclatait dans la classe.
Je me suis fait punir.
Et encore punir.
Depuis que je suis ici, les punitions sont les seules choses qui me rendent vivant. Avec les lettres de Lisbeth.
Elle m’écrit souvent ma belle Lisbeth, aussi souvent que Maribelle ne lui brûle pas ses lettres ou l’empêche de les poster. Elle me dit à quel point elle trouvait ça injuste que je sois envoyé dans ce pensionnat tout seul à Londres alors que papa était revenu à la maison, et que Maribelle était cruelle, très cruelle de me traiter comme si j’étais étranger à cette famille qui était la mienne.
Ce qui est vrai. Totalement vrai.
Mais ça, je ne peux pas le dire, car je ne veux pas que ma tendre Lisbeth soit proie à des tourments qui ne la concernent aucunement.
Alors je mens. Moi qui étais si honnête autrefois.
Je lui dis que j’ai des amis, que je joue avec eux, que c’est très bien Londres, et qu’elle avait raison, que
tout était dans ma tête, que maintenant
je suis guéri, que tout va bien qu’elle n’a pas à s’inquiéter. C’est dur de mentir, ça fait mal, mais c’est tout ce que je peux faire à présent pour la protéger et l’aimer à ma façon.
Moi, son menteur de grand frère. »
Page152
« J’ai pleuré pour la première fois depuis mon arrivée au Eton college. Pour la première fois depuis deux ans.
Ce n’est ni le fait d’être traité comme un paria, ni le fait d'être moqué (ils moquent de mon prénom, disent que je ne suis pas un sorcier, qu'il faut que j'arrête de rêver), ni le fait d’avoir perdu tout ce en quoi je croyais qui a fait rouler des larmes amères sur mes joues.
C’est la dernière lettre de Lisbeth.
Lisbeth, ma chère Lisbeth, ma belle Lisbeth, ma pauvre Lisbeth. Pourquoi Dieu a-t-il été si cruel avec toi ? Il m’avait déjà puni, alors pourquoi s’en prendre à toi ?
Lisbeth est malade. Elle a le diabète.
Plus jamais je ne la verrais sourire, les yeux émerveillés, la bouche encore sucrée par les gigantesques friandises qu’elle avait l’habitude de manger. Ma pauvre pauvre Lisbeth.
Dans sa lettre, elle disait que tout allait bien, qu’elle l’avait bien mérité, et que je lui avais souvent dit qu’il ne fallait pas manger trop de sucre, que tout était de sa faute. Elle faisait bonne figure, elle plaisantait.
Elle était devenue comme moi. Une menteuse. Qui cache sa douleur derrière des boucles rondes et régulières. Je suis sûr que sa main tremblait quand elle les écrivait.
Je hais ce monde, je hais Dieu, je me hais, je ne veux plus rester ici, je vais finir par devenir fou. A moins que je ne l’ai toujours été ?
J’ai peur, journal, j’ai peur, s’il te plait,
sauve-moi… »
Page303
« Mes prières ont été entendues ! J’avais raison raison raison depuis le début ! Je ne suis pas fou ! Il existe un autre monde, un monde que les ignorants ignorent ! C’est un monde plus doux j’en suis certain, j’y trouverai la joie, j’y trouverai le bonheur ! Adieu les murs encrassés du pensionnat, adieu les péronnelles en uniformes, adieu les monstres sans rêve ; je partirai d’ici ; j’irai là bas ; je referai ma vie.
Et j’en parlerai aux gens. Tout le monde me croira. Plus personne ne me méprisera, jamais !
Non. Non. Je ne peux pas en parler. Ce serait détruire ce nouveau paradis. Je ne garderai ça que pour moi, pour moi ; la carte noire et le passage secret, je n’en parlerai à personne.
Sauf à Lisbeth. Mais pas maintenant. D’abord, je dois trouver le moyen de survivre en bas, je dois trouver un endroit de paradis ; et après j’y amènerai Lisbeth, elle sera heureuse, elle rira de nouveau !
Une nouvelle vie s’offre à moi. Il est temps que je descende en bas. »
Page312
Journal de bord d'un rêveur solitaire - Harry Prescott.